Le petit clown.

Quarante-deux, quarante-quatre… Pardon Madame, merci Monsieur ! Cinquante, cinquante deux… Voici nos fauteuils. Face à la piste. C’est bien, n’est-ce pas ? Tu aurais préféré avoir plus de recul ? J’y penserai la prochaine fois. Mais dis-moi, comment fais-tu pour passer autant de temps à la salle de bains ? Oui, oui, je m’occupe de mes affaires. Bon, quatre-vingt fois deux pour les places, plus cinq pour le programme, plus encore les glaces. Je devrais m’en tirer à environ… Elle et ses soirées culturelles !

Le spectacle commence. Un Monsieur Loyal au fort accent germanique annonce des jongleurs chinois, un funambule autrichien, des caniches savants… Vivement l’entracte que je puisse aller aux toilettes. Puis la représentation reprend, des fauves exécutent pour la millième fois un numéro de dressage bien rôdé. Et zut, j’ai oublié de corriger mon dernier rapport ! Demain, première heure, absolument.

L’éternel orchestre polonais entame une polka en decrescendo. Roulement de tambour. Subitement l’obscurité se fait, ponctuée seulement par le cône resserré d’une unique poursuite qui butte contre le lourd rideau de soie rouge. La tenture bouge un peu, parcourue d’un léger frisson, puis plus rien ne se passe. Rumeur dans l’assistance qui attend. La tenture bouge à nouveau. Eclatante dans le noir presque total, auréolée de rouge, apparaît une tête ronde et blanche coiffée d’un chapeau pointu. Suit, hésitant et gauche, le corps d’un petit, d’un tout petit clown. Comme ébloui derrière son gros nez, le clown s’arrête, indécis. Il regarde d’un côté, de l’autre, semble découvrir les spectateurs, ébahi. Lentement, il se met en marche le long des caissons décorés qui bordent la piste, soulevant un peu de sciure de ses souliers trop grands. Et soudain, il s’arrête, lève les yeux, interrogateur. J’ai l’impression qu’entre tous, c’est moi qu’il regarde, que ce sont nos regards qui se croisent, longuement. Il ne bouge pas, absolument immobile. Le silence s’est fait presque total. Chacun retient son souffle. Au ralenti, avec ostentation, il plonge une main dans la poche de son trop large pantalon. Que cherche-t-il ? Doucement, délicatement, il en ressort, comme un trésor, un minuscule accordéon. Et avec l’infinie poésie des âmes simples, il se met à jouer une mélodie dont les notes aériennes, cristallines, semblent monter jusqu’au sommet du chapiteau, encore plus haut peut-être, paraissent se perdre au-delà du temps, au-delà des mots. Le monde a cessé d’exister, l’instant s’est figé dans l’éternité. Il n’y a plus qu’un clown, un tout petit clown qui joue, qui joue…

Coup de pied d’un grand Pierrot blanc, et la foule éclate de rire, et les enfants se moquent en recrachant leurs pop-corn, et le batteur s’en donne à cœur joie. Le petit clown se relève. A cet instant, j’en jurerais malgré la distance, j’ai aperçu une larme sur sa joue maquillée.

Pourquoi donc faut-il toujours que la pureté soit souillée, l’innocence bafouée ?

Pourquoi tant d’adieux et si peu de retrouvailles ?

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