Sur mon carnet j’ai écrit « Cette fois-ci il faudra aller jusqu’au fond de mon désespoir. » C’est le luxe que je peux me permettre, une unique occasion de chute comme j’aurais eu une unique matinée de printemps, parce que je suis prêt, que rien ne me retient, que je veux juste aimer la vérité plus que la foi. Attendre le plus noir de la nuit et puis plus rien, laisser les frimas de l’hiver me cerner jusqu’au frisson, ne pas comprendre quand on me parle dans la langue d’ici, ne rien pouvoir dire, être entouré de visages fermés, résignés, écouter sans frémir les sirènes de l’alerte aérienne. Rester là jusqu’au silence, sans plus de perspective, sans plus de rêve, sans plus d’élan. M’avancer vers le dénuement, l’instant immobile où plus rien ne se passe. Me tenir sans bouger près du bord du monde et sentir ce monde s’effondrer. Il y a là tant de douleurs, tant de désarrois, tant de larmes que je n’en ai plus pour moi. L’Ange m’a dit simplement « Tu veux voir des destins brisés ? Viens à Zaporijia. » Je ne suis pas allé, mais je crois que lorsque les Anges deviennent visibles, c’est qu’on est au soir de tout. Je m’étonne de ne pas être brûlé par le froid, d’être toujours là, alors pourtant que c’est maintenant que mon coeur devrait s’arrêter.
Ces jours-ci, la trame des événements m’avait paru se déformer, contredisant la distribution aléatoire de ces derniers. Peut-être étais-je désespérément livré au hasard et n’aurais-je dû voir là qu’une errance de mon esprit, peut-être y avait-il autre chose. Cette scène je l’avais rêvée, un peu différente, en un autre lieu, avec d’autres acteurs, mais c’était bien la même.
De Maïdan Nezalejnosti je redescendais par les escalier qui mènent à la station de Khreschatyk, alors presque déserte. Ils étaient là, au milieu de l’allée centrale, entre les deux rangées d’arches massifs et bas qui donnent accès aux quais. Incrédule, j’ai ralenti jusqu’à presque m’arrêter. Revêtue d’une jupe de laine sous laquelle elle avait enfilé des bas épais, un bonnet tricoté sur des cheveux mi-longs, lui faisant face, elle le tenait par le bas des manches de sa parka pour lui parler d’un air doux. On sentait bien qu’à cet instant il n’y avait plus pour l’un que l’autre qui existait au monde. Singulière manière de s’arrimer à lui, les bras tendus, suffisamment lointaine pour démentir une immédiate intimité, assez proche pour dire tout son transport, toute son envie de ne pas le laisser repartir. Exactement comme je l’avais imaginé.
Dans cet entre-deux qui est à la foi l’endroit le plus inconfortable du monde et le plus intense.
Tentant de me faire invisible, je me suis glissé de l’autre côté du pilier, auquel je me suis adossé. Je leur souriais.