Le réveil bien avant l’aube. Avec sur les lèvres, obsédantes, les quelques notes d’un autres Bob1. Est-ce qu’on peut siffler en dormant ? On peut bien parler ou grincer des dents…
L’image fugitive d’une rue de Montréal me traverse l’esprit, projetée dans l’obscurité de la chambre. Et puis il y a cet étrange silence, installé depuis un moment déjà, dont je ne prends conscience que progressivement. La maison comme un navire. Juste les craquements de la charpente. Aurait-on appareillé alors que je dormais?
Les ampoules économiques de la tête de lit dissipent avec douceur les ombres, les visages de la nuit. Les yeux encore ensommeillés découvrent les tabatières qu’opacifient un voile neigeux. La Terre a-t-elle cessé de tourner ?
Dans le parc vierge, pas une trace. Juste un homme coiffé d’un chapeau à larges bords qui déblaie les escaliers à petits coups de pelle, précis. Au-delà du halo orangé des lampes à vapeur de mercure, on sent bien qu’il n’y a nulle part où aller, rien que qu’une pureté glacée et sans confins. Pourtant il faut bien partir, se rendre à ce rendez-vous avec le jour, même si c’est très loin, pour dans très longtemps.
Le bus se range sur son aire dans un cliquetis régulier de chaînes. Ça n’est pas l’heure des sourires, juste celle d’une torpeur qui s’appesantit sur les êtres et les choses, les occupe toute entière. Face à moi s’est assise une fille dont la chevelure lourde dépasse d’un bonnet à visière tel qu’en portaient les soldats américains dans les années quarante. Armée d’un surligneur, elle parcourt avec attention, un peu trop, le mode d’emploi d’un téléphone mobile, toute entière absorbée par sa tâche.
C’est un étrange sentiment que je retrouve, une impression qui me poursuit depuis toujours : Celle qu’entre le monde et moi il y a un panneau de plexiglas, protecteur, mais qui empêche toute interaction forte. Une vitre qui laisse filtrer les sons tout en interdisant la proximité immédiate et mutagène d’un contact épidermique. Comme un peu plus tard, lorsque je colle le nez au verre de séparation, juste derrière la photocopieuse, et que de l’autre côté un index malicieux le rejoint, avec entre eux deux une distance infinitésimale de matière transparente. Un abîme incommensurable.
Ensuite, la vie de province qui reprend, confortable, douillette. La matinée à l’odeur de café, à ne penser à rien, à parler de rien, à fonctionner comme le rouage bien huilé d’une mécanique savamment réglée, sans heurt, sans peur, sans douleur. Le repas en commun, près du radiateur, de la fenêtre qui laisse passer le soleil revenu. Le lapin au four, le rouge dans les verres, le patron qui nous tutoie, nous offre un verre de cognac avec le café, et encore un autre. Le retour à mon bureau protecteur et solitaire où j’attendrai derrière un écran que le crépuscule s’en vienne, pour éteindre les luminaires, verrouiller la porte d’acier. Puis encore ma vieille salle de musculation aux plafonds saumon, ses disques de fonte rangés en bon ordre, ses bancs de faux cuir usé. Les répétitions de développés-couché, d’élévations frontales avec un haltère, de tirages à la poulie basse.
Et finalement un thé, dans la salle bruyante, pour prendre congé d’une journée que je crois déjà finie et sans surprise.
Quand un regard fardé et pétillant me ramène à lui, insiste, magnétique. Avec tant de choses dans les iris que je crois bien que je n’en ai jamais croisé d’aussi dense. De justesse, en bafouillant un au-revoir, j’évite l’encoignure de la porte avant de m’envoler dans la nuit, léger, enivré. Et qu’importe si je ne sais rien de ces yeux qui insistaient, de la langue dans laquelle ils me parlaient, sinon un prénom. Le cadeau est là, alors même que je ne l’attendais plus :
La vitre est extrêmement mince et fragile. Il suffit d’un souffle, d’une parole, d’un sourire, pour qu’elle se dissipe, disparaisse, vole en éclats. Tant il est vrai qu’une rencontre, un dialogue, c’est l’attraction de deux univers qui tendent l’un à l’autre.
Et je n’en connais pas de plus forte.
Ce regard, je le porte encore en moi.
1Bob Sinclar, Love Generation.